C’est une améthyste que la classe de mathématiques spéciales à laquelle j’ai appartenu a offert à son professeur de mathématiques à Noël.
À l’heure poignante du dernier hommage, ce présent me paraît emblématique de ce que Jean Cuenat représentait pour nous, ses élèves.
La stabilité de cette variété de quartz, pierre parmi les plus dures, la simplicité et la régularité de son cristal, sa translucidité nuancée du reflet violet que lui confèrent ses quelques éléments de fer, la cohérence des cristaux assemblés les uns aux autres, voilà ce que Jean Cuenat aimait et nous a appris à aimer, voilà ce qui le rendait attachant et précieux à chacun de nous.
La stabilité et la dureté du quartz, comme la dureté mais aussi la stabilité des mathématiques telles que Jean Cuenat les enseignait. Nulle concession possible au double sens. Pas de critère approximatif. Pas d’argumentation hasardeuse dans les démonstrations. Mais la certitude que la bonne méthode, qui serait aussi la plus simple, conduirait au bon résultat.
La translucidité du cristal. Sans concession, Jean Cuenat nous disait ce qu’il attendait de chacun de nous. Ses notes, ses appréciations nous situaient précisément sur l’échelle. Mais avoir 2 sur 20 ne nous confinait pas au monde des cancres. Cela donnait simplement la mesure du chemin à parcourir pour remonter la pente. Jamais « tu es nul, mais je t’aime bien quand même », toujours « oui c’est difficile pour toi, mais voilà comment y parvenir ».
Les erreurs des copies étaient toujours pointées en détail. Le reflet violet du cristal. Pendant notre vie de taupin, Jean Cuenat était la personne qui prenait le plus de place de notre vie. Nous étions ensemble seize heures par semaine. Et dès qu’il nous quittait, ce n’était que pour retrouver nos piètres copies, préparer les nouveaux problèmes qu’il écrivait et ronéotait lui-même, s’inquiéter des évolutions des programmes, guetter les nouveaux sujets. Nous savions bien qu’il ne ménageait rien de sa peine pour faire quelque chose des élèves médiocres que nous étions.
La beauté conférée par la simplicité. Toujours Jean Cuenat nous faisait toucher les objets mathématiques dans leur version la plus dépouillée, avec des termes précis mais finalement peu nombreux. Le bénéfice pédagogique est bien sûr énorme, puisque nous n’avons jamais rien eu à apprendre de superflu. Mais de plus chacun de nous a été, à un moment ou un autre, saisi par la beauté de ces objets sans fioritures.
La cohérence des cristaux. Jean Cuenat était soucieux d’excellence pour tous ses élèves, pas pour une sélection d’entre eux. Tous devaient réussir en s’appuyant les uns sur les autres. Nul besoin de charte pour expliquer cela, mais des pratiques qui ne se discutaient pas. L’importance du rôle du « Z » et du « VZ », le délégué de classe et son adjoint ; l’organisation des groupes de colles, savamment dosés pour le bénéfice des élèves ; le choix des interrogateurs, ses collègues et amis de confiance ainsi que des jeunes anciens, tous partageant les valeurs d’exigence et de respect ; la responsabilité personnelle de l’élève prenant le cours pour un camarade absent ; l’exigence de venir rendre compte des interrogations orales de concours, pour le bénéfice de la classe.
Jean Cuenat avait une très haute idée de la profession d’ingénieur à laquelle nous nous destinions. Il nous faisait toucher du doigt notre responsabilité de citoyen si nous faisions nos calculs trop à la légère. Le pont que nous aurions conçu n’allait-il pas s’écrouler ?
Pour beaucoup d’entre nous la relation avec Jean Cuenat a continué après l’intégration et l’entrée en vie active. Après avoir si fortement façonné nos modes de pensée dans le respect de nos personnalités, il tâchait de savoir en quoi son enseignement était utile dans l’exercice professionnel. Chacun d’entre nous a tiré parti, consciemment ou non, des valeurs qu’il nous a inculquées.
Je voudrais ici insister sur le caractère extrêmement personnel des relations que nous avons chacun tissées avec Jean Cuenat. On le voit dans les témoignages, il reconnaissait chacun de ses anciens élèves comme une personne unique. Pour peu que l’on échangeât avec lui sur les domaines qui l’intéressaient, on entrait dans une conversation individuelle érudite et passionnée. J’en ai fait l’expérience enthousiasmante une dizaine d’années après son départ à la retraite, et je dois confesser que je m’apprêtais à lui remettre un livre que j’ai rédigé en pensant notamment à lui, mais le destin a voulu que le début de la mise sous presse coïncidât avec son départ.
Jean Cuenat a toujours tenu en haute estime l’Association des Anciens de Hoche, et ne manquait pas d’y venir quand nous l’invitions. Il y restait absolument lui-même. Le jour où l’association le nommait membre d’honneur, il allait entourer Thomas Mordant de son affection plutôt que de rester sous les feux de la rampe.
La communauté des Anciens élèves souhaite apporter à son épouse, qui elle aussi a mis sa vie au service de l’enseignement, à son frère, à sa sœur et à sa belle-sœur, à ses enfants et à ses petits-enfants, l’assurance de ses très sincères condoléances.
Jean Cuenat était au service du bien. Le lycée Hoche lui doit au moins 690 anciens élèves ayant intégré, dont 365 ayant réussi le concours de l’école Polytechnique. Et chacun d’entre nous lui portons une reconnaissance infinie. Les quelques minutes que nous passons ensemble ne suffiront pas à épuiser les durables sentiments d’affection autour de ce maître aimant et aimé. Je forme le vœu que sa vie exemplaire suscite des vocations d’enseignants cultivant comme lui l’amour du Vrai et du Beau auprès de leurs élèves.
Louis-Aimé de Fouquières (1967-1977)
Allocution prononcée lors de la cérémonie de crémation de Jean Cuenat le 6 février 2017 à 16 h à Pierre (28130)