Des triangles, des gaz, des prix et des hommes
Le 1eroctobre 2014 Cédric VILLANI est venu parler des mathématiques à environ 400 personnes, composée surtout d’élèves et jeunes anciens de Hoche. Son exposé très vivant, appuyé sur des projections percutantes, souvent humoristique, et ses réponses aux nombreuses questions nous ont transportés pendant deux heures aux sommets des sciences, en plein plaisir intellectuel !
Cédric VILLANI, né en 1973, a d’abord enchainé Maths sup et spé (à Louis le Grand) et l’Ecole Normale Supérieure Sciences, puis sa thèse de doctorat sur la théorie de l’équation de Bolzmann ; il est à demi ancien de Hoche puisque son épouse y a préparé et réussi le concours d’entrée à l’ENS ! Sa carrière est maintenant dédiée à la recherche et à l’enseignement : il est professeur d’Université, directeur de l’Institut Henri Poincaré ; ses travaux menés en France et en équipes internationales lui ont valu la Médaille Fields 2010, équivalente au Prix Nobel (car il n’existe pas en maths), décernée 57 fois dont 12 fois à des français.
Il d’abord évoqué la situation du mathématicien dans le monde : à l’image de la Dame de Shalott du poète Tennyson, le mathématicien serait condamné à ne voir le monde que dans un miroir, celui des maths ! Il nous a montré, par les exemples de trois grands mathématiciens (et de leurs continuateurs), que cette discipline, sans nous décrire le monde de manière visible, est une composante essentielle des découvertes de la physique, qui nous décrit et nous aide à maitriser le monde, et que les applications en aval (la technologie) n’existeraient pas sans utiliser les maths.
Bernhard RIEMANN (1 826 – 66) : des triangles
Il est très célèbre, notamment par son Hypothèse de 1859, formulée sur les zéros (i.e. les points où la fonction s’annule) de la « fonction zéta ». Cette hypothèse, non encore démontrée malgré de fortes présomptions d’exactitude, joue un rôle très important dans de nombreux domaines des mathématiques et de la physique théorique depuis l’étude des nombres premiers jusqu’à la cryptographie et les algorithmes de chiffrement en ligne d’Internet en passant par la mécanique quantique.
Riemann a aussi beaucoup apporté à un autre domaine des mathématiques : la géométrie non euclidienne. Dans cette géométrie, dans laquelle on renonce aux postulats d’Euclide, les droites perdent leur importance au profit de courbes dites géodésiques qui représentent les plus courts chemins entre deux points. Ces courbes permettent de caractériser la courbure de l’espace en y traçant des « triangles géodésiques » dont les côtés sont formés de courbes géodésiques. On parle de courbure positive quand les triangles ainsi créés sont « gras » rapport à l’espace euclidien et de courbure négative quand les triangles sont « maigres ». La géométrie Riemannienne a trouvé une application fondamentale en physique en devenant un pilier de la Théorie de la relativité générale d’Einstein (1915)qui utilise de façon cruciale les espace-temps courbes et en aval est devenue elle-même une composante essentielle des logiciels des GPS : ils n’existeraient pas sans les découvertes de Riemann et Einstein !
Ludwig BOLZMANN (1844-1906) : des gaz
Avec Maxwell, il a été le premier à mettre en évidence que les gaz, malgré leur apparence de repos (en l’absence de stimulation extérieure), sont composés en fait d’objets microscopiques en mouvement continuel et en collisions permanentes entre eux. L’apport de ces deux mathématiciens a été, face à l’impossibilité de modéliser la trajectoire de chacun de ces objets, de fournir les lois de probabilité de leur répartition statistique permettant de reproduire, et ainsi d’« apprivoiser le hasard «, les propriétés macroscopiques du gaz.
Pour y arriver, la marche vers ces lois a été longue : elle a commencé en 1700, puis de Moivre (mort en 1730) découvre la principale fonction statistique à utiliser, à savoir exp (-x²) ; ensuite Gauss (177 – 1855) poursuivit l’avancée en formulant sa célèbre loi de distribution statistique probabilisée, devenue rapidement universelle et d’application courante. Un peu plus tard, Laplace (1749-1827) en démontra la validité, et ses premières grandes applications furent l’œuvre de Quetelet (1796 – 1874) et de Galton (1796 -1874), qui la surnomma « the supremelaw of unreason «. Autrement dit, derrière un chaos naturel effroyable, on peut faire des prévisions précises ! Enfin, Bolzmann apporta de nouvelles étapes.
Bolzmann a également travaillé sur l’entropie, qui est une mesure du désordre d’un système… et sa loi fait retrouver celle de Gauss, illustrant la cohérence des découvertes les plus avancées d’alors !
Les physiciens ont ultérieurement exploité ces découvertes, quand ils ont modélisé les comportements des gaz ou encore des galaxies ; encore plus tard et en aval, au stade des technologies, un exemple d’application est celui des effets spéciaux au cinéma– qui de Bolzmann, Galton et leurs contemporains l’eut imaginé?
Leonid KANTOROVICH (1912-86, Prix Nobel d’économie 1975) : des prix.
Les créations mathématiques lui valurent l’hostilité et les vexations du régime soviétique à cause de leur langage novateur de vérité et de rigueur ; il fut un grand fondateur des mathématiques appliquées aux choix économiques en entreprise ou macro-économiques (au stade de la région, du pays…). Les plus connus sont
- la fixation des prix basés sur les coûts, à l’aide de modèles riches en algorithmes,
- l’optimisation, dans l’industrie et les services, des grosses activités (achats, production, distribution…) à l’aide de la programmation linéaire. Très prosaïquement, ses recherches sur ce sujet ont été déclenchées par une usine de contreplaqué soucieuse de limiter ses « chutes « ! Ainsi, par exemple, grâce à la programmation linéaire une entreprise ayant de nombreux achats de fournitures variés, un grand nombre d’usines, de dépôts et de clients, peut maintenant minimiser ses coûts totaux et ses délais. Dans l’enseignement, on s’y initie avec des cas d’école se limitant à quelques variables, mais on peut maintenant traiter des cas réels comportant chacun des dizaines de milliers de variables ….
Les mathématiciens d’aujourd’hui : les hommes ; conclusions
Les avancées actuelles en maths, auxquelles Cédric participe activement, sont largement dues au travail d’équipe et aux échanges internationaux. Son livre « Théorème vivant « les illustre. Pour lui, ce fut avec les USA (surtout Felix Otto, John Lott) et aboutit (entre autres) à une grande nouveauté, publiée en 2004 dans un article devenu célèbre : les gaz dits paresseux, c’est à dire une nouvelle méthode d’analyse des équations régissant les gaz (équation de Boltzman notamment) via des concepts ayant des résonances ou même directement empruntés aux domaines d’étude de Riemann et Kantorovich.
Les échanges entre mathématiciens sont devenus très intenses, grâce à Internet et à un logiciel universel et très professionnel d’édition des formules ; chaque année, pas moins de 200 000 théorèmes sont ainsi revus, perfectionnés ou entièrement découverts ! L’Institut Poincaré, qu’il dirige, contribue à ces innovations.
Dans les questions- réponses qui ont suivi l’exposé, C. Villani nous a donné ses intéressants points de vue sur les applications de maths en biologie et en finances (où sévissent les excès des outils financiers sophistiqués créés par des mathématiciens de haut niveau) ; il a aussi commenté ses travaux à l’origine de sa médaille Fields : l’amortissement de Landau, observé sur les plasmas, dont l’agitation par excitations électriques diminue progressivement (s’amortit). Il recommande aux taupins de considérer leurs futurs succès aux concours non pas comme un aboutissement mais comme un début (de toute la vie de travail) ; enfin, à ses yeux, le monde est finalement fait de plus de lois mathématiques que de matière.
La soirée a été conclue par beaucoup de photos des élèves autour de lui, accompagnées d’échanges décontractés et spontanés faisant plaisir à voir ! Merci encore à Cédric !
Télécharger l’article paru dans Les Annonces de la Seine – www.annoncesdelaseine.fr
Vincent Bourgerie, Administrateur de l’Association des Anciens de Hoche